
Origines et continuité du Rite
Le Rite Ancien et Primitif de Memphis‑Misraïm ne naît pas d’une génération spontanée. Il est l’aboutissement d’un long travail européen qui, dès le XVIIIᵉ siècle, cherche à rassembler et structurer une voie initiatique à part entière autour des traditions dites « égyptiennes ».

Dès les années 1720-1780, plusieurs expériences maçonniques et para-maçonniques explorent un même horizon symbolique : le Rite Primitif (Paris, 1721, hauts degrés), le Rite Primitif dit de Narbonne (1759, « Philadelphes »), les spéculations attribuées à Swedenborg, l’Ordre des Architectes Africains ou “Crata Repoa” (institué en 1767 en Prusse), ainsi que le cercle des Philalèthes (1773, loge « Les Amis Réunis » à Paris), soucieux de recueillir les traces des “sciences secrètes” pour les mettre au travail.
Dans ce même mouvement européen, Naples occupe une place singulière. Dès 1745, s’y développe une activité intense autour d’une franc-maçonnerie de tradition ésotérique ; elle culmine autour de la constitution, vers 1750, d’une “Grande Loge de la Maçonnerie” placée sous la direction de Raimondo di Sangro, prince de San Severo (1710-1771). Inventeur, académicien et expérimentateur passionné d’alchimie, le Prince joue un rôle majeur dans la structuration précoce de ce courant napolitain, qui nourrira plus tard plusieurs lignées se réclamant d’une inspiration dite “égyptienne”.
À la même époque, Joseph Balsamo, dit Cagliostro, dans les années 1770‑1780, tente d’installer une franc‑maçonnerie égyptienne la « haute maçonnerie d’Égypte » qui, malgré l’attrait de son décorum et de ses pratiques, laissera une postérité ténue en tant que maçonnerie organisée : elle n’arrivera pas à devenir une filiation structurée et durable. C’est cependant à Cagliostro que nous devons le terme « maçonnerie égyptienne ».

L’inflexion de 1798
La campagne d’Égypte de 1798 marque une inflexion décisive. L’immense chantier savant qui s’ensuit, jusqu’à la Description de l’Égypte, diffuse en Europe des images, des savoirs et des symboles qui réveillent l’imaginaire de l’Antiquité. L’expression de « franc‑maçonnerie égyptienne » devient alors moins la prétention à reconstituer un temple antique que le signe d’une volonté d’assumer une maçonnerie travaillant explicitement l’ésotérisme, la symbolique et l’hermétisme, au service d’un travail intérieur soutenu. Au‑delà de l’imaginaire, ces travaux installent des méthodes, relevés, cartographie, étude des langues, qui crédibilisent l’étiquette « égyptienne » au XIXᵉ siècle sans prétendre restaurer un culte ancien.

Deux branches sœurs, Misraïm et Memphis (1810–1815)
Au tournant des années 1810‑1815, deux branches se structurent clairement et se répondent : le Rite de Misraïm, développé en France par les frères Bédarride, et le Rite de Memphis, organisé par Jacques‑Étienne Marconis de Nègre après sa séparation d’avec Misraïm. L’une et l’autre portent une même ambition : proposer une progression initiatique qui donne sens au langage des symboles, à l’hermétisme et à la discipline de soi. Leurs trajectoires institutionnelles diffèrent, leurs rituels se précisent, mais un même fond travaille ces expériences. Misraïm connaît au XIXᵉ siècle des phases d’interruption et de reprises. Memphis, de son côté, tente dès 1826 une intégration au Grand Orient de France.

Convergence et échelle commune, Garibaldi 1881
Au fil du XIXᵉ siècle, les oppositions s’atténuent, des convergences se dessinent, une échelle commune se stabilise. En 1881, la désignation de Giuseppe Garibaldi, un des pères de la patrie italienne, qui était alors le grand Maître des deux voies séparées, Memphis et Misraïm, décide de les unifier. Il est proclamé Grand Hiérophante devient l’emblème de cette réunification : le Rite acquiert une forme durable, une autorité claire et une progression reconnue. La stabilisation d’une échelle commune de degrés clarifie la progression interne et l’autorité du Rite ; elle s’appuie aussi sur des réseaux internationaux où Garibaldi a œuvré, notamment en Italie et en Amérique du Sud.

Fin XIXᵉ, la charnière
À la charnière des XIXᵉ et XXᵉ siècles, un chaînage de patentes circule des États‑Unis vers John Yarker, puis revient en France par l’entremise d’un médecin et occultiste français, Gérard Encausse dit Papus ; il contribue à maintenir des continuités, même périphériques aux grandes obédiences.
La fin du XIXᵉ voit le Rite circuler au contact de milieux ésotériques et hermétiques. Ces réseaux contribuent à conserver des corpus, à réarticuler des filiations et à maintenir vive la dimension opérative du symbole.
En France et sur le plan rituel, c’était une Maçonnerie très classique qui pratiquait le Rite Écossais Ancien et Accepté de cette époque (Leadbeater, Blavatsky, Besant…). Dans ce contexte, la « franc‑maçonnerie égyptienne » évolue vers un visage occulte, gnostique et ésotérique, se tenant à l’articulation d’une culture symbolique maçonnique et de pratiques théurgiques.

À propos de l’exigence de cette voie, Jean Bricaud (1881-1934), un des anciens patriarches du Rite, résumait au début du XXᵉ siècle l’esprit qui anime Memphis‑Misraïm. Cette sentence ne ferme pas la porte ; elle rappelle simplement la nature du travail attendu :
On comprendra facilement que le Rite de Memphis‑Misraïm ne peut convenir qu’à un nombre très restreint d’individus. Ils se recrutent principalement parmi les étudiants de l’Occultisme et de l’Hermétisme… désireux de remonter jusqu’à la source réelle de nos institutions et d’étudier la partie occulte et transcendante de la Maçonnerie. »
Jean Bricaud marque profondément la première moitié du XXᵉ siècle du Rite. Héritier des milieux occultistes lyonnais, patriarche de l’Église gnostique et proche d’ésotéristes comme Papus, il réoriente Memphis-Misraïm vers une lecture plus doctrinale, centrée sur l’hermétisme et la dimension gnostique de la tradition. Il stabilise des filiations, formalise des structures, et donne au Rite un cadre intellectuel qui en assure la survie dans une période où ces courants auraient pu se dissiper. Son empreinte prépare la recomposition ultérieure qui sera menée, quelques années plus tard, par Robert Ambelain.

XXᵉ, Robert Ambelain : recomposition et relance
Le XXᵉ siècle a failli dissoudre ce Rite. Les guerres, le régime de Vichy, l’occupation, les interdictions et les querelles entre structures auraient pu suffire à l’éteindre. Il survit pourtant, souvent de manière fragile, dans des milieux où se croisent occultisme, hermétisme, tradition gnostique, travail intérieur à visée opérative. Intervient alors la reprise décisive opérée par un pivot essentiel, Robert Ambelain(1907-1997), qui rassemble, clarifie et redonne cohérence au corpus rituel.
Homme de grande culture, connaissant de l’intérieur les principaux courants de l’ésotérisme occidental, il recompose les rituels de Memphis‑Misraïm en assumant des emprunts au Rite Écossais Rectifié, au martinisme (branche martinéziste), aux traditions rosicruciennes, à la gnose et à la magie cérémonielle, non pour fabriquer un syncrétisme, mais pour rendre à la pratique sa lisibilité, sa cohérence et sa tenue. Par sa personnalité, son charisme et son activisme, il a été le premier à recréer une franc‑maçonnerie égyptienne durable dans le temps et dans toute la France.
Ce travail empêche sa disparition après la Seconde Guerre mondiale et permet sa continuité en France comme Rite initiatique à part entière. Après avoir consolidé les bases structurelles et rituelles de la voie masculine, Robert Ambelain rouvre dans les années 1960 la voie féminine. Jusqu’au milieu des années 1990, le Rite se pratique ainsi selon deux voies distinctes, masculine et féminine.

XXᵉ et XXIᵉ, Mixité et forme actuelle
Sous l’impulsion de Gérard Kloppel, successeur de Robert Ambelain, le Rite assume en 1996 une évolution majeure : la décision d’ouvrir la pratique à la mixité, non comme une tolérance ponctuelle, mais comme un mode de travail à part entière, structuré et reconnu dans la filiation du Rite. Il est alors mis en place une Grande Loge Mixte. Cette orientation est organisée et consolidée après un conseil national mixte à Nîmes en 2000 avec la création d’un Souverain Sanctuaire Mixte. C’est de cette première mise en œuvre de la mixité que procède la forme actuelle de la Grande Loge Unie de Memphis‑Misraïm.
Autrement dit, nous nous tenons dans une continuité qui a traversé plusieurs siècles de ruptures, de recompositions et de fidélités humaines : d’une franc‑maçonnerie dite « égyptienne » au XIXᵉ siècle jusqu’à sa pratique mixte et structurée au XXIᵉ siècle.
Le récit qui précède n’a pas la prétention d’épuiser l’histoire du Rite. Il ne propose qu’un fil conducteur très succinct, destiné à situer, à grands traits, la façon dont Memphis-Misraïm s’est développé en France et a été repris jusqu’à nous. Nous ne sommes pas des historiens de métier, et ce texte n’a pas le statut d’une recherche universitaire : il s’appuie sur les travaux disponibles et sur la mémoire de la lignée que nous recevons et travaillons.
Ceux qui souhaitent approfondir trouveront de nombreux compléments dans les études spécialisées consacrées à la franc-maçonnerie dite “égyptienne”, aux figures de Raimondo di Sangro, de Jean Bricaud ou de Robert Ambelain, ainsi que dans les articles de synthèse accessibles en ligne (par exemple les notices encyclopédiques et les travaux d’historiens de la maçonnerie). Ce que nous présentons ici n’est pas une conclusion, mais un repère : un cadre minimal pour comprendre dans quelle histoire s’inscrit le Rite que nous travaillons aujourd’hui.
